Crédibilité du discours de l’ingénieur et histoire des sciences

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Crédibilité du discours de l’ingénieur et histoire des sciences

Le doute, voilà bien ce qui caractérise actuellement les rapports entre notre société et l’ingénieur…

  • Notre société a oublié la notion de risque (la réalité récente en rappelle pourtant la probabilité non maîtrisée…). Elle demande des garanties, des avantages égoïstes tout en espérant un espace collectif plus équilibré… Il est alors frappant de constater à quel point, à l’occasion des grands ou petits projets d’infrastructure physique ou numérique, le monde de l’ingénieur a lui même oublié sa propre histoire et en particulier celle des sciences.
  • Parler de celle-ci serait pourtant salutaire car, si l’ingénieur travaille notamment avec des sciences dites exactes, cela n’a jamais signifié que son propos valait certitude.
  • Souvent modeste, curieux, fier de ses ouvrages… l’ingénieur (et plus généralement l’homme de l’art) n’est pas assez offensif sur son propre savoir. Il se borne à l’affirmer pensant ainsi convaincre, alors même qu’il devrait faire oeuvre pédagogique, débattre, accepter la mise en doute… Son rôle dans la société n’est pas que l’innovation ou la « fabrication » de la technique. Piégé trop souvent par les procédures, les délais, le respect des normes, il lui faut retrouver davantage de pugnacité pour faire oeuvre utile.
  • Une société qui ne serait plus « en harmonie » avec le monde de l’ingénieur serait sans doute une société en déshérence.

Il est opportun de réinvestir le savoir de l’ingénieur en le partageant et en le co-produisant en quelque sorte, chacun avec le niveau de compréhension qui est le sien. En d’autres termes il n’est pas de dire que chacun peut être ingénieur ou que l’ingénieur peut être à la place de chacun. Il s’agit de progresser ensemble vers une meilleure conscience collective de la science, de ce qu’elle implique dans nos choix collectifs par exemple en matière de déplacement et d’aménagements des espaces physiques ou numériques ; ou sur d’autres thèmes d’exercice de la science.

L’ingénieur fait déjà beaucoup d’efforts, mais il doit poursuivre de plus belle

Un choix de tracé, une question de sécurité, l’organisation de l’interface entre la voie et le territoire, le choix de matériaux respectueux de l’environnement ne peuvent se voir sous un regard privilégiant de trop la technique. Cela conduit trop à reproduire les schémas de pensée en oubliant que le contexte à profondément changer. L’exemple le plus typique en est la prégnance du déploiement physique des réseaux numériques sur des modèles culturels du 19e et du 20e… alors que notre monde est devenu acentré… L’ingénieur pense à tort que le contenant est source de contenu. Dans une société numérique qui déporte la création de valeur sur les contenus… privilégier le seul contenant mène droit dans le mur.

Nos concitoyens, nos élus, nos acteurs associatifs et économiques sont suffisamment sages, au delà des égoïsmes locaux qu’il faut parfois légitimement comprendre, pour aider l’ingénieur à exercer sa fonction sociale.

Mais aujourd’hui, c’est sans aucun doute à lui qu’il appartient de faire le premier pas. Jouer la transparence la plus complète dans son action publique ou privée est sûrement un premier pas qui lui coûte car il peut légitimement avoir la crainte d’être encore plus incompris devant la complexité des sujets et un langage technique ayant sa spécificité.

S’il veut bien « revisiter » l’histoire des sciences avec nous tous, il y retrouvera quelques fondements de son action et de son utilité que le temps ou le non enseignement a pu lui faire oublier.

L’oeuvre de l’ingénieur n’a de sens que dans le contexte d’une société donnée.

Souvenons-nous du vacarme que fit la construction de La tour Eiffel (Cf « les artistes contre la tour Eiffel » Journal Le Temps du 14 fév 1887 Cf note [1]). Aujourd’hui nous entrons dans une société de réseaux où la crédibilité et les choix des institutions doivent être repensés dans le cadre d’une démocratie délibérative [2]qui s’exerce déjà en complément de la démocratie représentative.

Pour l’ingénieur, le challenge est de taille puisqu’il doit désormais engager le propos avec de multiples acteurs éclatés et plus ou moins organisés. L’émergence de diverses paroles civiles (individuelles ou collectives) autour des projets d’infrastructures ne peut que l’inciter à « revisiter » ses propres démarches de conception et de dialogue.

  • Pour réussir il lui faut prendre en considération dans un esprit d’équité toutes les expressions locales qu’elles soient organisées ou non ; challenge bien difficile dans un contexte numérique où « les interlocuteurs civils » sont une foultitude.

Il lui faut venir sur les réseaux de type internet et accepter d’y confronter, avec pédagogie et pas simplement effort de communication, son savoir tout en ayant dans son propre espace institutionnel sa façon de voir le projet dont il a localement la responsabilité.

  • Il lui faudra accepter le débat avant, pendant et après le projet. De plus dans une société de réseaux, il ne pourra se limiter à informer lors des temps forts, voulus par telle ou telle procédure du type enquête publique.

La clé de la réussite

Elle tient pour partie à ce que « l’homme de la technique » fasse au moins temporairement le détour en explorant la position du philosophe sceptique : « Je ne recherche que la vérité. Sur le fond de mes évidences propres, fruits d’une vie de méditation, je vais dire ce qui me semble vrai. Je proposerai des analyses, je donnerai des raisons, j’avancerai des arguments ; des preuves je ne puis en fournir. vous êtes donc libres de penser que je me trompe, que je suis dans l’illusion… » [3]

Après ce détour libre à lui de retourner dans les chemins de la connaissance scientifique.

Pour progresser, je ne fais que vous livrer quelques citations de textes facilement accessibles. A chacun d’en débattre . [4]

  • Sortir du scientisme et de son contraire par D.Lecourt (auteur d’un rapport pour le Ministre de l’Education Nationale accès ici) - Professeur de philosophie à l’université de Paris-Diderot Paris VII.
    • « Il me parraît vital de permettre aux étudiants des disciplines scientifiques et technologiques de ne pas succomber à la tentation de cette philosophie implicite (le scientisme), gage d’un confort intellectuel illusoire. Donnons-leur accès à la dimension d’aventure intellectuelle que comporte la pensée scientifique, ainsi qu’aux enjeux humains de la pensée technique… »
    • « …La pratique de l’histoire des sciences peut s’avérer utile à la recherche elle-même - à condition que cette histoire ne se résume pas à l’historiographie (si nécessaire qu’elle soit), mais nourrisse une réflexion philosophique sur les perspectives de la connaissance »
  • Faire la paix avec le sens commun par B.Bensaude-Vincent - Professeur d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Paris X.
    • « L’idée d’un progrès nécessaire et autonome des sciences me paraît être à la racine de ce sentiment, partagé par les scientifiques, les médiateurs scientifiques et bien souvent le public lui-même, qu’il existe un fossé grandissant entre l’élite scientifique et le reste de la société… Cette conviction, qui justifie l’effort des médiateurs, n’était pourtant pas celle des pionniers de la vulgarisation au XIX°siècle… »
    • « Ce qui compte, c’est que, dans chacune de ces filières, l’objet science soit considéré sous plusieurs perspectives, pour sa beauté, pour son efficacité, pour ses enjeux, voire pous ses dangers techniques et culturels » 
  • Des vérités provisoires mais nécessaires par M.Paty - Philosophe et historien des sciences Directeur de recherche au Cnrs.
    • « Il est admis aujourd’hui que toutes les vérités humaines, scientifiques comprises, sont relatives, au sens où elles sont incomplètes et destinées à changer… »
    • « Le sens commun, qui a servi à la survie de l’humanité, lui est toujours utile aujourd’hui. »


le 19 mars 2009 par Jacques Chatignoux Opérateur
modifie le 28 novembre 2011

Notes

[1] Vous retrouverez le sujet traité dans le N°2 des Cahiers Pédagogie et Paysages Intitulé « A la croisée des chemins, que de paysages désarticulés » . Cf en particulier la Tour Eiffel aux arbres 1909 de Robert Delaunay et les pages intitulées "Pour trouver le ton juste… d’un repère il faut faire le tour à propos de l’aménagement autour de la cathédrale de Chartres ; sans oublier bien sûr de relire le texte de C.Baudelaire de 1855 sur le progrès et l’art.

[2] Le lecteur attentif pourra explorer les travaux de recherche « De l’alerte au conflit - Logiques argumentatives et trajectoires des mobilisations » Séminaire de sociologie à l’EHESS 2011-2012 avec Francis Chateauraynaud, directeur d’études à l’EHESS et Jean-Michel Fourniau, directeur de recherche à l’IFSTTAR

[3] Article "Le scepticisme philosophique et sa limite par Marcel Conche - Cf Le magazine Littéraire N°394 janvier 2001 consacré au Retour des sceptiques.

[4] Source des extraits cités - Histoire et philosophie des sciences - Revue Sciences Humaines N° hors-série N°31 dec 2000-2001